William Acker, vous êtes issu d’une famille de voyageurs, quels sont les lieux où avez vécu ?
J’ai grandi avec des périodes en caravane et d’autres en maison sur un terrain. Quand nous étions en caravane, nous étions en petits groupes familiaux. Nous nous installions sur les aires d’accueil, sur des terrains propriétés de membres de la famille, sur des terrains privés à louer ou sur des installations sans titre quand il n’y avait pas de solution de stationnement.
Il arrivait très souvent que nous ayons une promesse de solution de stationnement et que ce soit fermé ou déjà occupé à notre arrivée. L’été, nous rejoignions de grands rassemblements, religieux ou non, sur des grandes esplanades, des aires de grand passage. Certains voyageurs ne connaissent que les aires d’accueil. J’ai quitté ce mode de vie à mes dix-huit ans pour faire mes études, mes parents sont restés sur le voyage.
Depuis plusieurs années, vous participez à des recherches sur les politiques publiques d’accueil des voyageurs, et vous vous insurgez contre le fait que les aires d’accueil sont souvent sur des zones très polluées. Comment expliquez-vous cette situation ?
Il n’y a pas de volonté de mettre les gens du voyage près des usines polluantes, mais un ensemble de facteurs fait que l’on retrouve les aires de gens du voyage près de sources de pollution. Le facteur de base est l’hostilité de la société envers les gens du voyage, ce que l’on appelle l’antitsiganisme. Quand il y a un projet d’aire d’accueil des gens du voyage, l’hostilité se manifeste par des pétitions de riverains, des élus qui appellent à manifester contre le projet et sont parfois rejoints par des agriculteurs et des acteurs économiques.
La peur d’habiter à proximité de gens du voyage engendre des réflexes des décideurs publics qui vont sélectionner les terrains les plus éloignés possibles des zones d’habitation et des zones économiques. Ces terrains, pour des logiques de coût, sont rapprochés d’espaces déjà éloignés comme les zones industrielles, les stations d’épuration, les décharges, les autoroutes, les cimetières, les mosquées, etc. En France, seules 5 aires d’accueil sur les quelque 1400 que j’ai recensées se trouvent en centre-ville. Ces cinq aires se trouvent en face d’un commissariat car c’était un argument politique pour rassurer la population.
Comment avez-vous vécu cette réalité ? Et plus largement comment les voyageurs vivent cette situation ?
J’ai été assez protégé de tout cela car j’ai principalement vécu sur des terrains privés de voyageurs qui formaient des rues de voyageurs. Mais j’ai tout de même vécu en Seine-et-Marne près d’un centre de traitements de déchets nucléaires aujourd’hui reconnu pour former un cluster de cancers, puis dans un autre lieu coincé entre une zone commerciale et une zone boisée.
En tant que jeune, je n’avais pas de recul critique mais, quand je suis arrivé au lycée, j’avais honte de dire où je vivais car cette zone de la ville était repérée comme une zone de gitans. Dire où je vivais, c’était dire qui j’étais. Dans ma famille, c’était un sujet de plaisanterie : on disait, si tu cherches l’aire d’accueil, cherche la déchèterie. J’en ai fait un sujet politique dans une période de ma vie où j’ai compris que c’était un sujet politique. Avant je savais qu’il y avait des discriminations, mais je n’étais pas conscient que l’on pouvait les combattre. Aussi, j’avais une famille très imprégnée par la Seconde guerre mondiale, avec mon arrière-grand-mère qui était survivante des camps et a induit une certaine méfiance vis-à-vis des autorités et du monde extérieur.
A Grenoble, où se situent ces aires d’accueil ? Et quelle est la situation ?
Sur le territoire grenoblois, il y a une vingtaine d’aires d’accueil. Je pense à une aire qui se trouve à Grenoble à proximité de la 4 voies et du train dans une zone commerciale, et ce n’est pas la plus polluée que l’on puisse trouver. Il y a aussi par exemple celle de La Tronche qui se trouve à côté d’une usine d’incinération, celle de Varces à côté d’une autoroute et d’une usine de béton.
Nous parlons ici de la localisation, mais cela ne veut pas forcément dire que les personnes qui vivent sur l’aire à côté subissent les installations. Il est possible de vivre à côté d’une déchèterie très bien construite qui ne rend pas le quotidien invivable. Pour chaque zone, il y a des indicateurs pour mesurer les risques sur la santé.
La localisation est malgré tout un indicateur symbolique. Par exemple, pour un voyageur qui vit dans les Vosges, les aires d’accueil sont toujours à côté d’une déchèterie. Cela a un impact très fort, notamment pour les jeunes, sur leur place dans la société. Si le sujet n’est pas politisé chez les voyageurs, c’est qu’ils ont intégré leur place en marge.
Quelles possibilités peut-on envisager pour que la situation évolue en France ?
Cela pourrait être autrement si la question environnementale était un critère pour la sélection et le choix des terrains. Depuis 2022, peu après la sortie de mon livre et l’incendie de l’usine Lubrizol, la délégation interministérielle au logement attribue des subventions pour la création d’aires d’accueil avec un critère de localisation. C’est une solution technique.
La solution politique est différente. Le problème est que la loi qui détermine l’implantation des aires d’accueil des gens du voyage produit du mal-logement pour les voyageurs plutôt que des lieux d’accueil. Beaucoup de personnes vivent dans des logements mobiles mais ne voyagent pas, elles se fixent sur les aires d’accueil car les documents d’urbanisme ne prévoient aucun terrain où il est possible de rester plus de trois mois par an en caravane. Or, vivre de manière sédentaire en caravane sur des parkings ne répond pas aux critères de décence du logement. Des enfants, des personnes âgées, en situation de handicap, ou avec activités professionnelles encombrantes comme ferrailleur, vivent les uns sur les autres sur des parkings, sans espaces de jeux pour les enfants.
Le système n’est pas adapté. Les personnes qui sont de passage n’ont plus d’espace pour stationner. Même pour les gens du voyage très riches, il y a très peu de solutions d’habitat.
Comme leviers, je vois deux réformes nationales indispensables. D’abord, il s’agirait d’attribuer à la caravane un statut de logement mais il y a la crainte de « cabanisation » de la France et de voir se créer des logements trop précaires. L’autre réforme serait qu’un certain pourcentage de terrains aménageables autorisent la résidence mobile, dont la caravane, or dans neuf documents d’urbanisme sur dix, c’est interdit.
Enfin, il y a un problème d’hermétisme pour les publics d’un type de lieu d’accueil d’habitat mobile à l’autre – aires de gens du voyage, campings, aires de camping-cars, etc. En termes d’approche républicaine, cela interroge car il y a une distinction ethnique. Or, il existe la possibilité de laisser une place à l’habitat léger, comme avec des villages de tiny-houses. Les collectivités peuvent être innovantes sur ces questions-là, mais ce ne sont pas des projets très populaires, et s’ajoutent les questions environnementales d’occupation des sols.
Vous êtes invité à présenter aux Grenoblois le 11 mars ce problème des discriminations vécues par les voyageurs. Est-ce courant que l’on donne la parole en public aux personnes issues des communautés de Voyageurs ?
J’ai une reconnaissance par ma profession de juriste qui légitime ma prise de parole. Je reçois beaucoup d’invitations car il y a un intérêt de certaines collectivités, comme la Ville de Grenoble, à s’engager sur la question des discriminations.
Entendre des voyageurs, en effet, cela reste rare parce qu’il y a une hostilité, et parce que la société civile de voyageurs est structurée avec peu de moyens, peu de subventions étant prévues. Il y a aussi des difficultés liées au fait qu’il est difficile d’accéder à l’éducation, à un logement stable. En conséquence, parmi les voyageurs, il y a peu de personnes hautement qualifiées dans les mondes juridique, scientifique, politique. Des inégalités perdurent depuis des siècles. Il faut par exemple comprendre que l’effectivité du droit de vote pour les gens du voyage date de 2012. Nous sommes dans un monde mis en marge depuis des siècles. Nous sommes de plus en plus nombreux à parler, mais sortir de cette marge, cela prend du temps.
Pour aller plus loin > Où sont les « gens du voyage » – Inventaire critique des aires d’accueil, éditions du commun (2021), William Acker
Informations complémentaires
Durée
Rencontre avec William Acker le mardi 11 mars 2025 à 18h30 à l’Hôtel de Ville de Grenoble. Entrée libre
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- Mardi 11 mars à 18h30
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